16
Récits du passé

Saül avait tenu parole et ramené de Dual une compagne à l’homme-poisson. Étonnamment, la femelle ne s’était pas opposée à quitter son monde d’origine. Non pas que le sorcier lui aurait laissé le choix, mais il devait avouer que cette docilité lui avait simplifié la tâche. Sa part du marché étant respectée, il attendait que le gardien fasse de même.

— La voie est libre, dit simplement l’homme-poisson avant de disparaître sous l’eau avec sa nouvelle compagne.

Saül s’avança vers la faille et y pénétra. Il éprouva une brève sensation de vertige, un peu comme lorsqu’il voyageait magiquement, puis plus rien. Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit noire. Nyctalope de nature, le sorcier constata qu’il était toujours sur l’île, mais à une époque différente de l’année : la période où cette partie de la Terre des Anciens traversait de longs mois sans que le soleil se lève.

Le secret repose à la limite entre l’ombre et la lumière, se remémora Saül. Il quitta donc la petite île pour se rendre sur celle d’Ulphydius où il sortit la fiole volée à Wandéline, en fit sauter le bouchon de cire, puis attendit. Il était convaincu que le jour ne tarderait pas. Moins d’une heure plus tard, l’aube pointait à l’horizon. Bouillant d’impatience, le sorcier regarda les rayons atteindre le centre de l’île. À ce moment précis, il but une minuscule gorgée de la précieuse potion et se plaça à cheval sur la démarcation entre le jour et la nuit. L’incroyable se produisit alors.

Devant lui se matérialisèrent six arches différentes : une pour chacun des six mondes créés par Darius. Saül n’aurait désormais plus besoin de se déplacer pour voyager ; il aurait tout ce qu’il lui fallait au même endroit. Ses armées présentes dans chacun des mondes pourraient également transiter par ce point unique. Un sourire cruel déforma ses traits déjà peu flatteurs : il n’aurait jamais cru que le secret d’Ulphydius lui rendrait un tel service.

 

* *

*

 

Le retour de Wandéline s’était déroulé sans anicroche. Elle touillait maintenant avec énergie une épaisse pâte de sa composition qu’elle souhaitait appliquer sur l’œil unique de Foch avant de tenter une transformation. Elle espérait que cette mixture, combinée au sortilège rapporté d’Elfré, éviterait à son compagnon d’avoir à cacher une orbite creusé sous un bandeau. Si tout fonctionnait comme elle l’espérait, le Sage pourrait se servir de ses deux yeux, en plus de retrouver une vie normale.

Wandéline jeta un œil distrait vers la potion de Vidas qui mijotait toujours. Elle avait trouvé avec plaisir les écailles de queues de sirènes sur sa table et les ajouterait d’ici trois jours. Toutefois, elle s’était tracassée en songeant à la visite du couple et à l’ascendance d’Alix par rapport à la présence du grimoire d’Ulphydius sous la maison. Elle avait même vérifié que le précieux volume était toujours en place.

L’ingrédient suivant, prévu dans une trentaine de jours, était une griffe d’Édné. La sorcière ne doutait pas que les deux jeunes gens réussiraient à s’en procurer une. Ensuite, ce serait au tour de la peau de serpent. Wandéline avait d’ailleurs mis à sécher les peaux fraîchement grattées après avoir recueilli d’autres parties des reptiles comme les yeux, divers organes et les crochets venimeux. Somme toute, une excellente récolte.

Le regard qu’elle posa sur ses récentes acquisitions lui rappela toutefois qu’elle avait échoué à se procurer le sang de trois nymphes. Selon les elfes rencontrés récemment, les nymphes, peu importe l’espèce, avaient été les premières victimes des hybrides. Elles avaient disparu de la surface d’Elfré peu après le début de l’occupation. Les elfes avaient maintes fois tenté de repérer magiquement des représentants de ces protecteurs de la nature, mais chaque tentative s’était avérée vaine. Ce qui, aux yeux de Wandéline, n’avait aucun sens.

— Les nymphes sont des êtres extrêmement intelligents, qui ont su survivre à toutes les guerres que notre univers a traversées. Il est impossible qu’elles aient été si facilement éradiquées, murmura Wandéline.

Ce qui ne réglait pas pour autant le problème de la sorcière : elle n’avait toujours aucune idée de la façon dont elle pourrait se procurer ce dont elle avait cruellement besoin afin de se débarrasser de Mélijna.

La pâte granuleuse ayant atteint la consistance désirée, Wandéline sortit magiquement le corps de Foch de sa cachette et le déposa sur une paillasse, dans la pièce centrale de la chaumière. En passant près de son étagère, elle tiqua une fois de plus devant l’espace vide où aurait dû se trouver une fiole de la potion préparée pour trouver le secret d’Ulphydius. En revenant de son voyage, elle avait immédiatement su que Saül était venu visiter son antre. Bien que le sorcier passât inaperçu pour la très grande majorité des êtres magiques de l’univers de Darius, il n’en était pas de même pour Wandéline qui le repérait toujours, bien qu’elle ignorât pourquoi.

Elle s’était doutée que l’ascension de Saül lui ferait rechercher cette potion, convaincue que non seulement les pouvoirs lui avaient été transmis, mais aussi les secrets. Elle en avait donc volontairement laissé un flacon au vu et au su de tous, évitant ainsi que le sorcier ne fouille son repaire et trouve Foch, de même que le grimoire d’Ulphydius.

Wandéline s’appliqua à étaler une épaisse couche de sa mixture sur l’orbite frontale de Foch, puis entama la lecture de l’interminable formule du parchemin. Quand elle eut terminé, elle s’assit au chevet de son ami et attendit patiemment que le temps fasse son œuvre. Il était fait mention de trois heures au minimum, trois jours au maximum. Pour la sorcière, une longue veille s’amorçait…

 

* *

*

 

Quarante-neuf heures plus tard, Foch put enfin ouvrir les yeux. Comme la sorcière l’avait souhaité, ils fonctionnaient tous les deux à merveille. Confus, le Sage eut besoin d’une heure supplémentaire avant de pouvoir parler et s’enquérir des derniers événements. Son amie lui fit le récit de ce qu’il avait manqué, sans omettre le moindre détail au sujet de Saül et d’Elfré, si ce n’est la fiole de potion disparue.

Le Sage commença par remercier sa consœur de l’avoir tiré de ce très mauvais pas, puis il lui fit à son tour le récit de ce qui l’avait autrefois conduit au sorcier.

— Quand je l’ai rencontré, il n’a pas été très loquace sur son passé. Il n’a pas mentionné qu’il était un Sage déchu, commença Foch. C’est toi qui me l’as appris plus tard…

— Il n’a été un Sage que bien peu de temps. Cette vie ne lui convenait pas et il le savait. Il a cependant tiré le maximum de cette confrérie avant d’en être banni et de s’exiler. Il n’a eu aucune difficulté à fausser compagnie à ceux qui devaient le surveiller ; il était particulièrement doué.

— Tu le connais depuis combien de temps ? s’informa Foch, trop curieux pour continuer son propre récit.

Wandéline ne se montrant jamais très bavarde quand il était question de Saül, autant profiter de l’ouverture.

— Trop longtemps, marmonna Wandéline. Et c’est une histoire que je n’ai pas envie de raconter. Elle me rappelle de mauvais souvenirs.

Même s’il désirait plus que tout connaître le fin mot de cette affaire, Foch renonça et revint à son propre passé.

— Nous nous sommes rencontrés près d’une frontière des Terres Intérieures, un soir de pleine lune. J’étais encore jeune et je cherchais comment passer inaperçu afin de parfaire mes connaissances sans m’attirer les questionnements de ceux que je rencontrerais dans ma quête. Saül se croyait seul dans la lande et ne se méfiait pas. Il était plongé dans un bouquin sur les langues particulièrement volumineux quand je me suis approché pour lui demander si je pouvais profiter de la chaleur du feu. Il a sursauté, mais m’a néanmoins offert de m’asseoir. Je me suis simplement présenté puis il en a fait de même et nous avons discuté. Nous étions tous les deux étranges, lui avec son capuchon trop grand rabattu sur la tête, masquant son visage, et moi avec mon apparence de cyclope. D’un accord tacite, nous nous sommes abstenus de nous questionner l’un l’autre sur notre vie. Puis je me suis intéressé à ce qu’il lisait.

— Et ton don pour les langues vous a rapprochés, termina Wandéline pour lui.

Foch hocha la tête.

— Il peinait à comprendre les textes qu’il avait sous les yeux ; je lui ai offert mon aide. De fil en aiguille, nous en sommes venus à parler de son désir de maîtriser plusieurs langues et du mien d’avoir une apparence humaine. Nous avons finalement conclu un pacte. Je lui apprenais au moins cinq langues en échange de quoi il me permettait de vivre sous les traits d’un homme pour une longue période. Nous avons passé quelques années ensemble sans que j’en apprenne davantage sur lui.

— Pourquoi t’a-t-il redonné ton apparence d’origine ?

Foch haussa les épaules.

— Va savoir ? Les êtres de son espèce ne sont pas réputés pour leurs largesses.

La conversation se termina bientôt et tous deux se concentrèrent de nouveau sur le grimoire d’Ulphydius, cherchant le meilleur moyen de protéger la Terre des Anciens contre l’invasion que Saül préparait certainement. De fait, que pouvait-il y avoir de mieux que la sorcellerie pour contrer la sorcellerie…

 

* *

*

 

Madox avançait vers Ramchad en compagnie de Mayence et de Frayard. Tous trois n’avaient qu’une vague idée de l’endroit où se situait la cité légendaire. Mayence était bien heureux que le Déüs et Frayard se soient liés en son absence. Lorsqu’il avait brièvement parlé avec ce dernier, après avoir reconduit Alix il y a quelques mois, il avait omis de mentionner le jeune homme parmi les proches du Cyldias. L’oubli était maintenant corrigé.

Personne ne s’inquiétait de manquer de vivres puisque les salamandres avaient précisé que la ville n’était qu’à mi-chemin du Sommet des Mondes. Tous avaient donc été heureux d’apprendre que non seulement ils reviendraient plus riches de leur expédition, mais que la route serait moins longue. Madox profita de ce qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’avancer pour poser à son compagnon une question qui le taraudait depuis longtemps.

— Frayard, est-ce que…, commença-t-il, mais il s’arrêta, incapable de trouver les mots justes.

Il connaissait le mutant depuis moins d’une semaine et voilà qu’il s’apprêtait à le questionner sur sa transformation. Le mancius se tourna vers lui, intrigué.

— Oui ?

Après une courte hésitation, Madox prit une grande inspiration puis se lança :

— Beaucoup d’histoires circulent sur…

Saisissant où le jeune homme voulait en venir, Frayard jeta un coup d’œil autour de lui avant de dire :

— Sur le jour où je suis devenu mancius, c’est ça ?

Le Déüs hocha la tête, légèrement mal à l’aise.

— Je constate que le halo de mystère entourant ce moment ne s’est guère estompé au fil des ans. Et moi qui croyais que ça sombrerait dans l’oubli…

Le mutant poussa un soupir résigné. Il fit signe à ses deux compagnons de chevaucher un peu plus à l’écart, loin des oreilles indiscrètes.

— Ça remonte à bien loin maintenant… Certainement quelque cinquante ans…

Madox eut un mouvement de surprise.

— Je suis bien plus vieux que je n’en ai l’air, répliqua Frayard, un triste sourire aux lèvres. Au contraire de certains, ma transformation a eu l’effet bénéfique de retarder mon vieillissement, j’ignore pourquoi ! Probablement parce que vivre longtemps était la dernière chose que je souhaitais à ce moment-là, constata-t-il amer.

— Je suis désolé, murmura Madox, qui regrettait de s’être aventuré sur ce terrain glissant. Je ne…

— Tu n’as pas à être désolé, reprit Frayard. C’est plutôt à moi d’apprendre à mieux vivre avec mes souvenirs… même si c’est difficile.

Le mancius eut un soupir à fendre l’âme.

— J’avais treize ans lorsque j’ai rencontré Myriam, celle qui allait devenir ma femme. Nous nous sommes tout de suite plu, probablement parce que nous avions beaucoup de points en commun. À commencer par nos origines et notre manque de talents.

Frayard s’arrêta pour regarder vers l’horizon, puis ferma les yeux un très bref moment. Madox continua pour lui, croyant connaître cette partie du récit.

— Votre femme était née une nuit de pleine lune, avait les cheveux noirs et les yeux dissemblables, mais…

— Pas de pouvoirs, reprit le mancius. Ou si peu. Comme sa mère et sa grand-mère. Elles appartenaient toutes à la même branche mourante d’une lignée de Filles de Lune sous-douées, de celles que l’on ne recrute qu’en dernier recours et encore. Myriam allait plus tard échouer à deux reprises à obtenir ses pouvoirs sur la Montagne aux Sacrifices. Même le Sanctuaire refusait de la reconnaître comme une véritable Fille de Lune, c’est tout dire…

Le dos voûté, le mancius hochait la tête de droite à gauche, découragé.

— Pour ma part, je n’avais d’Être d’Exception que le nom, grommela-t-il. Et je n’ai jamais été capable d’aucune magie digne de ce nom ! En fait, le seul avantage de notre triste situation fut que Mélijna : ne pouvait repérer Myriam puisque ma femme n’était pas assermentée.

— Mais la sorcière a quand même fini par vous retrouver…

Frayard mit un moment à répondre, comme s’il se remémorait les événements avant de les raconter.

— Nous n’avons jamais su qui avait trahi notre existence, mais je suppose que ça valait mieux puisque je n’aurais eu de cesse de le retrouver pour lui faire payer…

Un court silence alourdit l’atmosphère, puis :

— Sédélie n’avait que sept ans quand cette furie a frappé à notre porte. Mélijna a exigé que je lui remette ma fille sous prétexte que c’était du gaspillage de laisser une enfant de cette valeur entre les mains de parents aussi stupides. Elle a ajouté que nous étions une honte pour la communauté des Filles de Lune comme pour celle des Êtres d’Exception. Elle a ricané en disant qu’au moins, nous nous étions rachetés en engendrant une petite comme la nôtre.

— Sédélie était douée, n’est-ce pas ? murmura Madox.

— Très douée. Ma fille a inconsciemment commencé à se servir de la magie dès sa première année de vie. Une aberration pour qui nous connaissait, Myriam et moi. Quand Wandéline l’avait sondée, peu après sa naissance, elle n’avait pu cacher son étonnement devant son incroyable potentiel. Elle nous avait prédit un très bel avenir pour Sédélie, ce qui avait été un baume en regard de nos piètres performances.

— Vous connaissez Wandéline ? s’étonna Madox. Elle était pourtant déjà retirée à cette époque !

— J’ai connu Wandéline lorsque j’étais gamin ; ma grand-mère lui avait rendu un fier service à ce qu’il paraît. Cette sorcière a longtemps eu un faible pour moi par la suite.

Frayard esquissa un sourire en coin.

— Je n’allais quand même pas me plaindre d’être dans les bonnes grâces d’une Fille de Lune que tous craignaient !

— En effet, reconnut le Déüs.

— Toujours est-il que nous avons refusé de laisser partir notre fille en compagnie de Mélijna. Mais cette dernière ne nous a pas laissé le choix. Nous nous sommes opposés autant physiquement que magiquement, mais nous n’étions évidemment pas de taille. Mélijna a finalement quitté la cabane en emportant notre fille avec elle.

Frayard marqua une courte pause, reprenant son souffle et peinant à contenir ses émotions.

— Il nous a fallu plus de trois ans, aidés de Wandéline, avant de parvenir à tirer Sédélie des griffes de la sorcière des Canac. Cette harpie souhaitait en faire plus tard la mère d’un puissant descendant de Mévérick sous le prétexte d’une certaine prophétie. Que cette histoire de descendantes maudites n’ait rien en commun avec ma fille ne semblait pas l’intéresser outre mesure.

Mayence jeta un œil vers Madox, mais ce dernier se garda bien d’instruire Frayard sur ses liens avec ladite lignée.

— Nous avons patiemment élaboré notre plan de sauvetage, de même que celui de notre fuite, et sommes passés aux actes. Quand Myriam et moi avons enfin pu serrer notre fille dans nos bras, elle n’était plus que l’ombre de la petite fille enjouée que nous avions élevée avec tant d’amour.

Les yeux levés vers le ciel, Frayard contenait difficilement les larmes qui lui brouillaient la vue.

— J’ai appris beaucoup plus tard que, malgré son jeune âge, Sédélie avait toujours tenu tête à Mélijna, discutant les ordres et se servant de sa magie pour se défendre.

— Mais personne ne peut user de magie dans l’enceinte du château, s’écria Madox, à moins d’en avoir obtenu le droit.

— Si cette sorcière voulait que ma fille atteigne des sommets dans son art et puisse un jour lui servir autrement que comme mère porteuse, elle devait lui permettre d’utiliser ses pouvoirs afin de les perfectionner. Nous avons finalement gagné tous les trois le passage maudit dans l’espoir de rallier le monde de Brume. Nous voulions non seulement nous y réfugier pour élever Sédélie en toute quiétude, mais nous souhaitions également retrouver la trace de la lignée maudite pour que ses descendantes rachètent enfin les torts causés par leurs ancêtres à la Terre des Anciens. Mais Mélijna nous attendait, appuyée sur cette maudite roche qui allait par la suite hanter chacune de mes nuits. Elle était accompagnée du sire de Canac de l’époque, Nathias, un imbécile qui ne maîtrisait qu’à moitié ses pouvoirs. Nous avons tenté de nous défendre, mais nous n’étions pas de taille. J’implorais la présence de Wandéline par télépathie, mais je ne recevais aucune réponse ; Mélijna avait veillé à ce que sa consœur soit dans l’incapacité de nous rejoindre, ayant restreint magiquement l’accès à l’environnement du passage. Le temps que Wandéline rompe le sort, il était trop tard pour Sédélie et Myriam.

Le débit du mancius s’accéléra alors qu’il parvenait à un point culminant de son récit.

— Ma femme a essayé d’atteindre le passage avec notre fille pendant que j’attirais sur moi l’attention de Mélijna. Nathias a alors voulu freiner leur progression par un sortilège maladroit. Sa bêtise a propulsé Myriam sur la pierre de voyage où elle fut happée par l’espace-temps, tandis que Sédélie s’effondrait sur les galets. Mélijna s’est tournée vers le sire de Canac et lui a hurlé de ne plus s’en mêler. Profitant de ce bref moment d’inattention de la part de la sorcière, j’ai tenté d’agripper le corps de Sédélie afin de l’entraîner vers Brume avec moi, mais Mélijna a été plus rapide. Elle m’a séparé de ma fille avant de me pousser vers la pierre, tout en me retenant par un bras. Je n’ai pas traversé, mais ce geste a tout de même été perçu comme une tentative interdite et la transformation s’est enclenchée. J’avais déjà accepté de devenir mutant pour sauver ma fille – le prix à payer me semblait convenable. Mais voilà que je me retrouvais avec les conséquences sans les avantages. Mélijna m’a abandonné là, en pleine mutation, se sauvant une fois de plus avec Sédélie. J’ai pleuré des heures avant de me ressaisir et de quitter les lieux avec Wandéline, venue me promettre une vengeance que je n’ai malheureusement pas obtenue. Myriam n’est jamais revenue de Brume. Je ne sais même pas si elle a survécu à la traversée. Malgré nos efforts conjugués à Wandéline et à moi, jamais nous ne sommes parvenus à libérer Sédélie vivante du château. La magie mal maîtrisée de Nathias l’avait affectée à un point tel qu’elle est morte quelques mois plus tard.

Mélijna s’est fait un cruel plaisir de me convoquer pour que je vienne récupérer le corps de ma fille chérie. Après lui avoir donné une sépulture, je suis resté désespérément seul, à maudire le fait d’être né si mal nanti et de ne plus rien avoir à espérer de la vie qu’une mort rapide et salvatrice, qui me serait toujours refusée…

— Je suis désolé, fut tout ce que Madox trouva à répéter.

— Je ne vous demanderais qu’une chose eu égard à cette histoire, reprit Frayard d’une voix grave. Si jamais, un jour prochain, vous avez l’occasion de débarrasser la Terre des Anciens de Mélijna, ne vous gênez surtout pas…

— Ce serait avec un immense plaisir, croyez-moi.

 

* *

*

 

Pendant plusieurs jours, Morgana et Séléna avaient lu et relu le grimoire des Filles de Lune, cherchant attentivement toute mention d’exploit. Elles avaient finalement dénombré pas moins d’une quarantaine de Filles Lunaires dignes d’accéder au rang de spectre, mais le plus dur restait tout de même à venir ; les deux femmes n’avaient que des noms sur du papier parchemin alors qu’il leur fallait un talisman pour chacune des Filles d’Alana.

— Nous possédons déjà le talisman d’Hémélinie, commença Morgana.

— Et nous savons où trouver celui de Miranda, continua Séléna. C’est déjà mieux que rien. Si nous leur redonnons vie, nous serons quatre pour continuer les recherches.

Morgana hocha la tête.

— Tu es certaine que Yaël peut se débrouiller sans toi ? Je ne voudrais pas être responsable de la perte du plus intelligent des descendants de Mévérick.

— Je garde un contact télépathique avec lui et je peux me rendre à ses côtés en quelques secondes si le besoin s’en fait sentir. Son groupe est en phase de se disperser pour protéger les riverains en attendant que de véritables armées se forment et que l’on trouve un moyen de contrecarrer Saül. Je vais donc récupérer le talisman de Miranda, puis revenir chercher celui d’Hémélinie pour la cérémonie. Comme tu ne peux quitter ta montagne, je me rendrai seule sur l’île de Mun, dans l’archipel de Hasik. Avec un peu de chance, nous aurons doublé nos effectifs d’ici quatre jours…

 

* *

*

 

Trop occupée par la résurrection des Filles de Lune, Morgana n’accordait qu’une attention limitée à Maëlle. Elle lui assignait de petites corvées de même que des livres à lire et des sortilèges à pratiquer, mais elle n’avait guère de temps à lui consacrer. En contrepartie, la jeune femme ne cessait de se plaindre qu’elle ne serait elle-même jamais un spectre puisqu’elle échouait dans tout ce qu’elle entreprenait. Finalement, elle s’était réfugiée dans une des pièces arrière de la caverne, ruminant son manque de puissance et sa supposée malchance. Depuis quelques jours, elle regardait fréquemment sous sa paillasse, où elle avait caché le livre des communications. Elle l’avait subtilisé après que Morgana s’en fut servi et hésitait encore à l’ouvrir, craignant que l’esprit qui l’habitait ne s’emballe en étant libéré et n’avertisse la Recluse.

Si Maëlle avait tellement envie de jeter un œil à l’intérieur du grimoire, c’est parce qu’elle voulait désespérément communiquer avec son monde d’origine. Elle avait échoué à transmettre son message à Kaïn et ne pouvait quitter la grotte pour partir à la recherche du Sage puisque Mélijna ne manquerait pas de la retrouver. Elle désirait s’entretenir avec l’oracle qui avait prédit la mort d’Alix par Kaïn et demander conseil aux Anciens de son village natal. En fait, elle souhaitait qu’on lui recommande de rentrer et de laisser derrière elle la Terre des Anciens et ses problèmes. Elle regrettait toujours d’avoir entraîné sa mère dans cette histoire et, bien qu’elle ne puisse se racheter, elle espérait pouvoir être davantage utile sur Golia qu’ici. Surtout, elle pourrait se déplacer plus librement chez elle. En soupirant, elle laissa retomber le matelas ; le courage lui faisait défaut une fois de plus…

 

* *

*

 

Kaïn et Andréa avançaient sur l’étroite bande de terre séparant l’île où Naïla et Alix s’étaient rendus depuis les rives du lac. Celui-ci n’étant qu’un immense passage vers Mésa, tous deux prenaient garde au moindre faux pas ; ayant la capacité de voyager, ils risquaient de se retrouver parmi les sirènes avant même de réaliser ce qui se passait.

Quand ils mirent enfin les pieds sur l’îlot, ils se regardèrent, embêtés. Ils croyaient qu’Hamien les y attendrait, mais ils ne voyaient personne. Si Kaïn n’avait pas appartenu à l’époque de Darius, il aurait pu retrouver son confrère n’importe où, mais voilà : autant les autres Sages étaient dans l’incapacité de le repérer, autant lui-même ne pouvait localiser ceux formés après la mort de son père.

— Qu’est-ce que tu proposes ? s’enquit Andréa, tout en étudiant son environnement.

— J’avoue que j’ignore quoi penser de cette absence. Un gardien ne peut laisser le passage ouvert à tout venant comme ça. C’est contraire à la logique. D’un autre côté, peut-être a-t-il cru que nous voulions simplement traverser et qu’il attend patiemment que nous nous exécutions. Il est écrit dans le Livre des Sages qu’il a juré de ne plus se mêler de ce qui se passait sur la Terre des Anciens…

— Oui, mais il a tout de même aidé Naïla et Alix à traverser en dépit de la présence de Mélijna.

Pour toute réponse, Kaïn fronça les sourcils. Ce contretemps le dérangeait. Beaucoup de choses lui échappaient depuis quelques jours et cela le rendait nerveux, voire agressif. Soudain, un bruit singulier lui fit tourner la tête vers le lac.

Hamien nageait vers eux, vraisemblablement en colère, fendant l’eau sans grâce aucune.

— Que vous manque-t-il pour que vous disparaissiez enfin ? Vous êtes ici depuis bien trop longtemps à mon goût !

Kaïn dévisagea le gardien avec un air aussi peu amène que le sien, mais s’efforça de garder son calme.

— Nous ne voulons pas traverser, Hamien, nous venons te parler. Et nous serions probablement déjà partis si tu n’avais pas mis autant de temps à sortir de ta cachette !

Andréa lui adressa une mise en garde silencieuse.

— Tu peux bien parler de cachette toi, le Sage venu de nulle part ! Tu te promènes sur la Terre des Anciens depuis combien de temps sans que personne le sache, hein ? Nous laissant nous dépêtrer avec la racaille qui rêve de gloire et de richesse ! Où étais-tu quand les Filles de Lune se faisaient massacrer sans pitié au fur et à mesure qu’elles arrivaient d’ailleurs ? Quand la jeune Naïla reposait entre la vie et la mort dans les bras de son Cyldias ? Quand les passages étaient forcés par des mécréants sans pitié et les gardiens des failles temporelles, menacés ou massacrés, hein ? Où étais-tu ? Bien à l’abri, attendant d’avoir un ennemi digne de ta puissance et de ton savoir ! Eh bien, tu dois être content aujourd’hui, Ulphydius a enfin un successeur et toi, quelqu’un qu’il vaut la peine de pourchasser…

Les yeux du triton jetaient des éclairs. Il gesticulait, agitant son trident de façon menaçante et projetant des petits morceaux d’algues et des gouttelettes tout autour de lui. Quand il eut terminé, il planta son trident dans la terre meuble du rivage et croisa les bras sur sa poitrine. Les deux Sages se jaugèrent du regard, puis Kaïn demanda :

— Qu’est-ce que tu attends de moi maintenant ?

— Que tu prennes tes responsabilités sans te défiler, rien de plus !

— C’est pour cette raison que je suis ici…

— Qu’es-tu venu chercher ?

— Mon statut est trop ancien pour me permettre de repérer les Sages encore vivants et j’ai besoin de savoir combien il y en a.

— Nous ne sommes que trois sur la Terre des Anciens. Pour ce qui est des autres mondes, il en restait une douzaine la dernière fois que je me suis donné la peine de compter ; ça remonte à trois ou quatre ans.

— Où sont les deux autres ?

— Chacun d’eux garde un passage particulièrement important, l’un conduisant à Farmylle, la cité des elfes, et l’autre chez les géants des glaces…

— Près de la source des fées, compléta Kaïn.

Hamien hocha la tête.

— Cette source a maintes fois attisé la convoitise des voyageurs au cours des deux derniers siècles et nous avons convenu qu’elle méritait une attention spéciale.

— La source des fées ? C’est la première fois que j’en entends parler, releva Andréa.

— C’est une source d’eau claire qui, une fois recueillie, a la propriété de remplacer n’importe quel ingrédient liquide d’une potion, répondit Kaïn, étonné de l’ignorance de sa compagne.

— Un seul ?

— Oui.

— C’est drôlement pratique, observa l’Insoumise Lunaire avec justesse.

— Voilà justement pourquoi elle est tant convoitée, remarqua le Sage. Une bonne réserve de cette eau permet à quiconque de réaliser les potions les plus complexes. La particularité commune à la magie et à la sorcellerie, c’est le fait que les mixtures demandent souvent un ingrédient quasi introuvable parmi toute une liste d’éléments courants.

— Est-ce que cette source miraculeuse a son pendant pour les ingrédients solides ?

Les deux Sages se consultèrent un instant du regard, avant qu’Hamien précise :

— Un bruit a longtemps couru selon lequel un gisement minier de Mésa aurait les mêmes propriétés, mais personne n’est jamais parvenu à le prouver.

Songeur, Kaïn se frottait le menton.

— À l’époque de la mort de Darius, on prétendait que ce gisement se trouvait plutôt sur Dual. Quelle est la part du vrai et du faux dans ces rumeurs ? Je l’ignore.

— À moins que tu ne désires les rencontrer pour leur parler de Saül, il ne sert à rien de déranger ces Sages, Kaïn. Leur travail est trop important pour qu’ils l’abandonnent au profit d’une défense de territoire qui n’est pas encore urgente, mentionna Andréa, revenant à la question première.

— Je dois tout de même leur rendre visite si je veux être en mesure de les repérer ensuite, précisa Kaïn. La seule façon que j’aie de le faire est d’obtenir leur accord.

— Je vais vous indiquer à tous les deux comment les retrouver puisqu’ils ne se laisseront pas plus facilement approcher que moi. Nous sommes devenus extrêmement méfiants avec les années. Pour ce qui est des Sages répartis dans les mondes parallèles, je peux seulement vous dire à quel peuple ils appartiennent. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ils se trouvent en ce moment.

Même si l’atmosphère demeura glaciale entre les deux Sages jusqu’à la fin de l’entretien, Kaïn et Andréa purent repartir avec les renseignements qu’ils étaient venus chercher.

 

Quête d'éternité
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